Enfin ! Le voici, “notre” tableau, l’œuvre quasi fondatrice de notre discipline, car même s’il traite d’un sujet psychiatrique, Jean-Martin Charcot, le personnage central, est entouré de la fine fleur de la neu rologie française à la fin du XIXe siècle. La leçon de clinique de Charcot, c’est un peu le roi Arthur entouré des Chevaliers de la Table ronde, le Pape avec ses cardinaux, Napoléon et ses maréchaux.
Le peintre
Fils du sculpteur Pierre-Amédée Brouillet, André Brouillet (1857-1914) renonça à des études d’ingénieur pour entrer à l’École des Beaux-Arts de Paris où il fut l’élève de Jean-Léon Gérôme et de Jean-Paul Laurens. Cette filiation explique qu’il ne s’engouffre pas dans le courant impressionniste et qu’il reste de facture très académique, comme le prouvent ses œuvres telles que La Violation du tombeau de l’évêque d’Urgel (1881) ou Renan méditant sa prière sur l’Acropole (1902). Il réalisa aussi de nombreuses scènes orientalistes ainsi que des portraits. D’autres tableaux témoignent de son intérêt pour les faits médicaux : Le Paysan blessé (1886), L’Ambulance de la Comédie-Française en 1870 (1891), Le Vaccin du croup à l’hôpital Trousseau (1895). Il illustra également de nombreux livres ainsi que des couvertures du Figaro illustré.
Figure 1 – Une leçon clinique à La Salpêtrière (1887).
Huile sur toile, 290 x 430 cm. Collections du Musée d’histoire de la médecine (Paris). (Wikimedia Commons©).
Figure 2 – Les personnes représentées.
1. Jean-Martin Charcot (1825-1893). 2. Blanche Wittman (1859-1913).
3. Joseph Babinski (1857-1932). 4. Marguerite Botard, surveillante (1822-1906).
5. Marie-Félicie Écary, infirmière (1867-?). 6. Édouard Lelorrain (1844-1924).
7. Théodule Ribot (1838-1916). 8. Victor Cornil (1837-1908).
9. Georges Guinon (1859-1932). 10. Albert Londe (1858-1917).
11. Léon Grujon Le Bas (1834-1907). 12. Albert Gombault (1844-1904).
13. Philippe Burty (1830-1890). 14. Paul Arène (1843-1896).
15. Jules Claretie (1840-1913). 16. Maurice Debove (1845-1920).
17. Alfred Naquet (1834-1916). 18. Henri Berbez (1862-1900).
19. Désiré-Magloire Bourneville (1840-1909). 20. Mathias Duval (1844-1907).
21. Gilbert Ballet (1853-1916). 22. Henri Parinaud (1844-1905).
23. Romain Vigouroux (1831-1911). 24. Jean-Baptiste Charcot (1867-1936).
25. Paul Berbez (1859-1928). 26. Édouard Brissaud (1852-1909).
27. Georges Gilles de la Tourette (1857-1904). 28. Pierre Marie (1853-1940).
29. Alix Joffroy (1844-1908). 30. Charles Féré (1852-1907).
31. Paul Richer (1849-1933).
L’œuvre
Sous le n°363, Une Leçon Clinique à La Salpêtrière (Fig. 1) est exposée en mai-juin 1887 au Salon organisé par la Société des artistes français chargée, depuis 1880, par Jules Ferry d’organiser à la place de l’État l’exposition annuelle des Beaux-Arts au Palais des Champs-Élysées. Âgé de 29 ans, Brouillet a déjà été récompensé par une médaille de 3e classe au Salon de 1884 et une de 2e classe à celui de 1886.
Le tableau est signé et daté « André Brouillet mars 1887 », mais sa composition avait démarré 3 ans plus tôt. Dans une salle éclairée par deux larges fenêtres, 31 personnes sont disposées en deux groupes : à droite, le maître Charcot, un peu raide et sévère, discutant du cas d’une patiente soutenue par son chef de clinique Babinski assisté de deux infirmières. Dans les bras de Babinski, la patiente hypnotisée semble quasiment en extase, mais la contracture de son bras gauche n’échappe à personne. À gauche, s’entassent les élèves attentifs de Charcot, dont son fils externe à l’époque, le futur commandant Jean-Baptiste Charcot (personnage 24, voir figure 2). On connaît le nom de toutes les personnes : la patiente (Blanche Wittman), deux infirmières (Marguerite Bottard et Marie-Félicie Écary) et 28 hommes, dont Jean-Martin Charcot, tous médecins ou internes sauf un psychologue (Ribot) et trois écrivains-journalistes (Claretie, Arène, Burty). Sur le mur de gauche, un fusain de Paul Richer (personnage 31, voir figure 2) montre une hystérique en opisthotonos, répondant à la posture cambrée de la patiente. Il est piquant de souligner qu’en 1884, Brouillet avait peint L’Exorcisme – Musiciens arabes chassant le djinn du corps d’un enfant.
Dans son remarquable ouvrage sur cette œuvre, Olivier Walusinski nous dit que Charcot fut le commanditaire du tableau et le principal responsable du choix des personnages avec Richer et Gilles de la Tourette. Pour représenter Charcot, il a utilisé une photographie d’Albert Londe (personnage 10, voir figure 2), directeur du service photographique de La Salpêtrière. Pour les autres portraits, Brouillet les a fait poser ou s’est inspiré de photographies.
Une lithographie par Eugène Pirodon (1824-1917), une gravure d’Henri Dochy (1851-1915) et une eau-forte d’Abel Lurat (1829-1890) contribuèrent à populariser l’œuvre. Sigmund Freud en avait une accrochée dans son cabinet à Vienne, puis à Londres, où il s’était réfugié après avoir quitté l’Autriche. Freud, âgé de 29 ans, avait rencontré Charcot lors de son séjour parisien dans son service d’octobre 1885 à février 1886, le maître lui proposa de traduire ses écrits en allemand et l’invita à plusieurs soirées dans son hôtel particulier au 217 boulevard Saint-Germain (actuelle Maison de l’Amérique Latine). Charcot ayant guidé le choix des personnages du tableau, il s’en est peut-être fallu de peu que Freud n’y fût représenté. Quelle portée aurait eu une telle représentation ! Ce séjour orienta les recherches de Freud sur l’hypnose et l’hystérie, il fut aussi séduit par la personnalité de Charcot au point de prénommer Martin un de ses fils.
L’étrange parcours d’une toile : Paris, Nice, Lyon, Paris
Le parcours du tableau est bien documenté, de Paris à Nice en 1891, puis à Lyon en 1965 avec retour à Paris en 1992. Comme cela était fréquent pour les très grands formats exposés lors des Salons, la toile de Brouillet fut immédiatement acquise par l’administration des Beaux-Arts pour 3 000 francs. Quatre ans plus tard, l’œuvre est mise en dépôt au musée Chéret de Nice. C’est dans ses réserves que l’y découvre en 1960 le Pr Jean Lépine (1876-1967), professeur de clinique psychologique et psychiatrique, ancien doyen de la faculté de médecine et de pharmacie de Lyon. Celui-ci avait pris sa retraite à Nice tout en entamant une carrière politique en tant qu’adjoint au maire de cette ville. Sachant que l’on construisait à Lyon un hôpital neurologique et neurochirurgical, il usa de son influence politique pour obtenir la mise en dépôt du tableau dans le nouveau bâtiment, ce qui fut fait par un arrêté du 27 janvier 1965.
C’est ainsi que lorsque je devins son interne en 1984, mon maître le Pr Marc Trillet m’emmena à la Salle des commissions au 6e étage de l’hôpital neurologique et neurochirurgical Pierre Wertheimer, et là, tirant sur une lourde tenture qui le protégeait du soleil, il me le dévoila pour la première fois. Ce tableau est resté lyonnais jusqu’au jeudi 6 février 1992. Ce jour-là éclata un incendie dans un local à poubelles au deuxième sous-sol de l’hôpital, les flammes se propagèrent par les gaines techniques et une bonne partie de l’hôpital fut envahie par des fumées qui nous obligèrent à évacuer les deux tiers des services d’hospitalisation. Malgré le rideau protecteur, la suie recouvrit le tableau qui fut envoyé à Paris pour restauration. On m’a raconté qu’il n’y arriva pas roulé mais plié, et que les restaurateurs horrifiés décidèrent de ne pas le renvoyer à Lyon. Il est désormais à Paris, en dépôt à l’Université Paris-Descartes, exposé près de l’entrée du Musée d’histoire de la médecine, 12 rue de l’École de Médecine.
Le médecin
Bien sûr, LE médecin au cœur du tableau, c’est Jean-Martin Charcot (1825-1893). Sa présence centrale et emblématique fait que le tableau est souvent intitulé Une Leçon de Charcot à La Salpêtrière, car il est représenté lors de l’une de ses célèbres séances d’enseignement clinique des Leçons du mardi à La Salpêtrière. Lorsqu’en 1862 il prit la direction du service, il réorganisa un ensemble hétérogène de mendiantes et de vieillardes, de patientes épileptiques et hystériques pour en faire un service dédié à la clinique, l’enseignement et la recherche. Sur proposition du gouvernement, Charcot devint en 1882 le premier titulaire de la Chaire de clinique des maladies du système nerveux à la faculté de médecine de Paris, la première au monde et créée pour lui. Sa célébrité dépassa Paris, puis la France pour devenir mondiale, et il est unanimement considéré comme le fondateur de la neurologie.
Charcot se passionna pour l’hystérie, il décrivit plusieurs tableaux cliniques dont celui de la grande hystérie figurée dans le tableau de Brouillet. Pour lui, les femmes hystériques n’étaient ni des possédées, ni la proie d’un dérèglement de leurs organes sexuels, ni même des simulatrices, il s’agissait d’une authentique pathologie dont les femmes n’avaient pas l’apanage. L’hypnose lui permettait de recréer les symptômes fonctionnels dont l’origine résultait pour lui d’un choc traumatique dont le souvenir demeurait inconscient. Toutefois, son élève Babinski « démembra » l’hystérie pour l’exclure de la neurologie quelques années plus tard.
Les autres personnages
Le format de cet article ne permet pas de raconter la carrière des autres personnes du tableau parfaitement détaillée dans l’ouvrage récent d’Olivier Walusinski (2021). Je dirai néanmoins quelques mots sur les trois femmes représentées.
Marguerite Bottard
Marguerite Bottard (1822–1906) (personnage 4, voir figure 2) débuta à La Salpêtrière comme domestique, puis fille de service et enfin suppléante soignante, en gros comme infirmière non religieuse. On dit qu’à un moment, elle ne sortit pas de l’enceinte de l’hôpital pendant
3 ans. Aux Petites Loges, elle devint la surveillante dévouée de Charcot qu’elle avait connu externe puis interne. Tous les témoignages attestent de sa personnalité travailleuse et courageuse ainsi que de son dévouement permanent, elle était le prototype de l’infirmière laïque que souhaitait une partie des médecins radicaux et la République anticléricale. Son exemple permit à Bourneville de créer la première école d’infirmières laïques en 1878. Elle fut décorée des Palmes académiques (1889), de la Médaille d’or de l’Assistance publique (1891) et enfin de la Légion d’honneur en 1898. Elle mourut d’un cancer du sein dans l’hôpital où elle avait passé 60 années d’une carrière exemplaire.
Marie-Félicie Écary
Marie-Félicie Écary (1867-?) (personnage 5, voir figure 2) commence sa carrière d’infirmière à La Salpêtrière en 1885. Elle devint surveillante générale à la Clinique des maladies du système nerveux lorsqu’elle était dirigée par Fulgence Raymond (1852-1910). Elle fut récompensée en 1907 par la Médaille de bronze de l’Assistance publique.
Marie dite Blanche Wittman
Marie dite Blanche Wittman (1859-1913) (personnage 2, voir figure 2) fut surnommée « la reine des hystériques ». En 1887, elle a déjà été hospitalisée une dizaine d’années, principalement à La Salpêtrière, dans le service de Charcot où elle entra à 18 ans pour épilepsie. Elle avait eu des convulsions à l’âge de 22 mois, puis, adolescente, elle commença des « attaques », en particulier lorsqu’elle était abusée par son patron. Les différentes manifestations de ses grandes attaques hystériques ont été minutieusement décrites par Bourneville, Regnard et Gilles de la Tourette. Joseph Delbœuf, psychologue belge, écrivit même « Bref, c’est la pièce la plus curieuse qu’on puisse montrer, et propre à faire à elle seule la réputation d’un établissement public ». Que dirait de nos jours un Comité de protection des personnes ? Les crises de Blanche disparurent lorsque l’hypnose passa de mode, elle resta à La Salpêtrière, employée d’abord dans le laboratoire de photographies de la Clinique des maladies du système nerveux puis comme manipulatrice du premier service de radiologie. Faute de protection adéquate, elle fut victime de radionécroses nécessitant des amputations multiples des doigts, des mains, des avant-bras. À la fin de sa vie, lorsqu’on lui suggéra que les crises hystériques étaient simulées, elle répondit « Croyez-vous qu’il eût été facile de tromper M. Charcot ? Oui, il y a bien eu des farceuses qui ont essayé ; il leur jetait un simple regard et disait : tiens-toi tranquille. »
Pour conclure
La leçon clinique de Charcot à La Salpêtrière est plus qu’une toile, c’est une atmosphère. Le paradoxe est que cette œuvre, qui représente la fine fleur de la neurologie française de l’époque, ne traite pas d’un thème neurologique, mais psychiatrique, illustrant toutefois les liens autrefois très forts entre les deux disciplines. L’hystérie fut d’abord le domaine de la neurologie, puis celui de la psychiatrie, et le fait que le neurologue Freud ait été l’élève de Charcot renforce cette filiation qui s’enrichit avec le nouvel intérêt que porte notre discipline aux troubles neurologiques fonctionnels. Ceux-ci méritent désormais une approche mutuelle et complémentaire car, après tout, la neurologie et la psychiatrie sont deux disciplines séparées par le même cerveau !
Bibliographie
• Bata P, Clin MV, Duffault C. André Brouillet, 1857-1914. Musées de la ville de Poitiers et de la Société des antiquaires de l’Ouest (1 janvier 2000).
• Bouchet A, Mornex R, Gimenez D. Les Hospices civils de Lyon. Histoire de leurs Hôpitaux. Éditions Lyonnaises d’Art et d’Histoire. Lyon (2002), page 146. Dans cet ouvrage, la date de 1994 indiquée comme celle de l’incendie de l’Hôpital neurologique est erronée.
• Brémaud N. Histoire de l’hystérie. La Lettre du Neurologue 2021 ; XXV : 294-300.
• Harris JC. A Clinical Lesson at the Salpêtrière. Arch Gen Psychiatry 2005 ; 62 : 470-472.
• Luauté JP. Analyse de livre : « Une Leçon clinique à La Salpêtrière. André Brouillet (1857-1914). Une peinture de la neurologie autour de Charcot » par Olivier Walusinski. Annales Médico-Pyshcologiques 2020 : 881-2.
• Signoret JL. Une leçon clinique à La Salpêtrière (1887) par André Brouillet. Rev Neurol 1983 ; 139 : 687-701.
• Walusinski O. Une leçon clinique à La Salpêtrière. André Brouillet (1857-1914). Une peinture de la neurologie autour de Charcot. Éditions Oscitatio 2021.