Mon orientation en neurologie est le fruit d’une passion pour la démarche anatomo-clinique propre à l’enseignement de cette discipline. Le propre de cette approche est de partir des symptômes et de l’examen clinique pour approcher au mieux la localisation de la lésion cérébrale et selon le contexte de suspecter le mécanisme le plus probable de l’atteinte neurologique. Certes, à l’heure où la prise en charge du patient se résume à une souffrance cérébrale identifiée en imagerie en résonance magnétique, la maîtrise de cette démarche est devenue un exercice difficile d’autant plus que l’enseignement de l’anatomie fonctionnelle est de nos jours d’une grande indigence. L’accident vasculaire cérébral épouse toutefois cette démarche. L’autre raison pour le choix de cette discipline est sa proximité avec le champ des sciences humaines et la littérature ; il suffit pour cela de lire Balzac, sans compter mon intérêt pour les troubles du comportement générés par l’accident vasculaire.
À l’hôpital neurologique, j’ai souvent traîné dans la bibliothèque, ce refuge du 6e étage qui me permettait de rompre pour un temps avec la charge d’un service clinique. J’étais transporté à la lecture de la revue américaine Stroke, souvent délaissée par mes collègues. Celle-ci publiait les articles d’auteurs américains prestigieux qui exploraient le champ thérapeutique de l’accident vasculaire cérébral… Très tôt, le lien entre la neurologie vasculaire et la cardiologie m’est apparu évident. J’ai alors décidé d’effectuer un stage en cardiologie chez un médecin brillant. Cet homme n’avait jamais vu un interne de neurologie débarquer en cardiologie, et redoutait le pire. Il avait du neurologue la vision traditionnelle d’un médecin arborant une pelote d’épingle au revers d’un sarrau dont l’essentiel de l’activité se limitait à observer impuissant et désabusé la progression inexorable des pathologies dégénératives et accepter la fatalité du handicap lié à l’accident vasculaire cérébral. À l’inverse, le cardiologue imprégné de la culture de l’urgence médicale qui faisait cruellement défaut aux neurologues sauvait les cœurs en débouchant les artères coronaires et prévenait les récidives d’infarctus du myocarde. D’un côté, le succès de l’autre, une contemplation désabusée qui n’avait pas pris une ride depuis le grand Charcot. Ce fossé entre les deux disciplines était alors infranchissable, peu de gens s’imaginaient que les méthodes issues de la cardiologie allaient quelques années plus tard gagner le monde de la neurologie. L’étape suivante fut en 1987, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière chez un pionnier de la neurologie vasculaire française, le professeur Jean-Claude Gautier, ce stage parisien très formateur a définitivement déterminé mon orientation. À mon retour en 1988, le professeur Paul Trouillas m’a nommé chef de clinique, ensemble, nous avons entamé la grande aventure de la neurologie vasculaire lyonnaise. Dans les années 1980, l’accident vasculaire cérébral n’intéressait pas les neurologues, plus préoccupés par le champ dit des neurosciences et des maladies dégénératives. Cette affection ne suscitait leur intérêt qu’en présence d’un syndrome rare lié à une lésion cérébrale particulière, les « cas intéressants » suscitaient des disputes sans fin où l’on s’affrontait à coups d’éponymes, pourtant cette maladie représentait plus du tiers des hospitalisations en neurologie. À cette époque, dans l’indifférence générale, les victimes d’accident vasculaire s’entassaient dans les services d’urgence. Au cours des nuits de garde, j’observais impuissant les hémiplégiques, le regard dévié et mutique. Pourtant, un nouveau traitement essayé avec succès dans l’infarctus du myocarde permettait en regard d’études expérimentales et cliniques pilotes de dissoudre les caillots qui bouchaient les artères cérébrales. Ces études limitées en neurologie et non randomisées m’avaient intéressé. Il était temps, en dépit du scepticisme, d’intégrer cette innovation. Un matin d’octobre 1988, je pris en charge une jeune femme adressée en urgence par un collègue cardiologue pour une hémiplégie…
À l’issue d’une âpre négociation, j’obtins un scanner, l’accident ischémique suspecté, je me précipitais à la pharmacie pour demander 50 mg de cette drogue miracle, l’injection fit merveille au bout d’une heure, la patiente marchait.
Dès 1990, le “boss” créa le service de neurologie vasculaire de Lyon, le second en France après celui de mon patron parisien. La mission de l’équipe était d’accueillir bénévolement jour et nuit les victimes d’attaques cérébrales. En dépit d’une longue controverse, le développement de cette prise en charge s’est poursuivi courageusement. Le traitement magique, l’activateur tissulaire du plasminogène ou r-tPA fut approuvé aux États-Unis en 1995 et seulement en 2003 en Europe.
Ce long délai peut être expliqué par la décision d’un grand nombre de médecins européens d’évaluer une drogue qui s’est révélée inefficace, la streptokinase, comme l’ont démontré les échecs de nombreux essais cliniques. Il faut y ajouter le manque de structures spécialisées dans la prise en charge de l’accident vasculaire cérébral, mais aussi le choix par des collègues allemands de protocoles d’évaluation de l’efficacité du r-TPA en utilisant des doses et des délais thérapeutiques différents des auteurs américains. Toutefois, 5 ans après l’approbation du traitement en Europe, le plan Bachelot d’organisation de la filière AVC allait en 2008 couvrir la France d’unités neurovasculaires permettant d’administrer le fameux traitement aux victimes d’accident vasculaire cérébral. Près de 140 unités couvrent le territoire ; toutefois 50 % des patients restent en dehors de la filière optimale, et seuls 15 % des AVC au maximum sont traités en France par thrombolyse intraveineuse.
Ce développement de la prise en charge de l’accident vasculaire est aussi lié à un meilleur accès à l’imagerie cérébrale. En effet, dans les années 1980, la réalisation en urgence d’un scanner, voire exceptionnellement d’une IRM, était hors de propos en l’absence d’un traitement permettant de restaurer la perfusion cérébrale et de réduire le handicap.
En outre, le transfert des stratégies de prévention du cœur au cerveau a constitué à l’instar de l’infarctus du myocarde une étape importante.
Dès 2005, de nombreux auteurs ont précisé les limites de l’efficacité du r-TPA et proposé une autre méthode : l’extraction mécanique du caillot en complément du traitement pharmacologique. En 2015, cette seconde révolution allait de nouveau transformer le paysage thérapeutique de la neurologie vasculaire. Cependant, en 2022, seuls 15 % des patients victimes d’une occlusion d’une grosse artère sont traités par thrombectomie.
Ce constat, en dépit de l’emprunt des méthodes dérivées de la cardiologie, reste préoccupant. Il me semble difficile d’imaginer que seuls 15 % des patients victimes d’un infarctus du myocarde pourraient avoir accès à l’angioplastie coronaire.
Dans ces conditions, j’ai proposé en 2016 un nouveau modèle : unir la neurologie vasculaire à la cardiologie autour d’un même plateau technique tant il est vrai que les patients passent souvent de l’infarctus du myocarde à l’infarctus cérébral. Le transfert des approches thérapeutiques éprouvées en cardiologie avait permis les progrès de la neurologie vasculaire. De surcroît, la prévention des récidives à l’issue d’un accident vasculaire cérébral ou d’un infarctus du myocarde relevait des mêmes approches. Dans 40 % des accidents ischémiques cérébraux, la source du caillot était d’origine cardiaque. Dans ces conditions, la réunion des deux disciplines avait du sens et permettrait à terme d’optimiser la prise en charge des patients en proposant dès l’admission une évaluation rapide du risque cardiovasculaire chez les victimes d’accident vasculaire cérébral. En outre, cette approche par la multiplication des opérateurs était de nature à accroître l’offre thérapeutique. Ainsi, des cardiologues familiers du cathétérisme des artères coronaires auraient pu renforcer l’effectif des neuroradiologues interventionnels et accroître l’offre de soins. Ce rapprochement répondait à une logique de santé publique implacable. Toutefois, à Lyon, un couloir de 500 mètres séparait l’Hôpital neurologique Pierre Wertheimer de l’Hôpital cardiologique Louis Pradel. Depuis leur création, ces deux hôpitaux n’avaient aucune relation et envisager l’insertion des activités neurovasculaires au sein de la cardiologie généra une vive inquiétude chez de nombreux neurologues, figés dans un corporatisme désuet. À l’issue de 2 ans d’un combat désespéré, nous nous sommes heurtés au mur d’un monde hospitalier timoré et inquiet d’une approche trop disruptive. Toutefois, cette idée fait son chemin dans certains centres en Angleterre, aux États-Unis, en République tchèque, des cardiologues s’impliquent dans le traitement des accidents vasculaires ischémiques.
Inutile de rappeler que nul n’est prophète en son pays…
Correspondance :
norbert.nighoghossian@chu-lyon.fr
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De la banlieue à la neurologie par effraction
Rien ne va plus !
Par Max
Au terme d’une longue carrière vouée à la lutte contre le handicap lié à l’accident vasculaire cérébral, le temps est venu pour Max de poser un regard sur l’atmosphère médicale d’une époque et de revenir sur un parcours aussi singulier qu’improbable. De la lanterne magique de l’instituteur à l’agrégation de neurologie, Max défie l’adversité en passant d’un monde à l’autre par effraction. Dans une société où les cloisonnements et les préjugés se heurtent à la diversité. Ce récit limpide oscille entre humour et gravité… •
Hello Éditions, mai 2022. 111 pages.
15 euros.