Le diagnostic différentiel entre une dégénérescence frontotemporale et une pathologie psychiatrique primaire est un challenge parfois complexe. L’intérêt des regards croisés, des concertations multidisciplinaires entre neurologues et psychiatres est capital pour une prise en charge optimale des patients.
Résumé
Les troubles du comportement étant par définition au premier plan dans la variante comportementale de dégénérescence frontotemporale (vc-DFT), leur proximité avec certaines pathologies psychiatriques rend compte de nombreux cas d’errance diagnostique. Face à ces cas d’intrication neuropsychiatrique, l’anamnèse, l’inventaire comportemental et l’évaluation neuropsychologique incluant la cognition sociale, sont des outils importants auxquels il convient d’associer l’imagerie morphologique et fonctionnelle pour avancer au plan diagnostique. La biologie, avec le dosage des neurofilaments et les tests génétiques, vient compléter le bilan. Dans nombre de cas, le suivi longitudinal permet de trancher, mais pour autant il existe d’authentiques associations « trouble psychiatrique primaire-DFT » qui n’ont pas toutes révélées leur mystère.
Abstract: Frontotemporal dementia
Behavioral disorders are the core criteria of behavioral variant of frontotemporal degeneration (vc-FTD). So their proximity to primary psychiatric disorders accounts for many cases of diagnostic wandering. Faced with these cases of neuropsychiatric entanglement, anamnesis, behavioral inventory, neuropsychological evaluation including social cognition are major tools to which morphological and functional imaging should be associated, as well as blood biomarkers and genetic testing. In many cases, longitudinal follow-up makes diagnosis possible, but some of “primary psychiatric disorder-FTD” associations have not all revealed their mystery.
Introduction
Critères de Neary
L’intérêt du concept de dégénérescence lobaire frontotemporale (DLFT), proposé en 1998 lors d’une conférence de consensus nord-américaine par Neary, était de grouper sur la base de caractéristiques épidémiologiques, cliniques et neuroradiologiques proches l’ensemble des processus atrophiques localisés touchant les lobes frontaux et/ou temporaux et ainsi de simplifier l’approche nosologique et diagnostique des atrophies lobaires antérieures [1].
La variante comportementale de démence frontotemporale (vc-DFT) définie par une atteinte frontale et temporale antérieure bilatérale, le plus souvent symétrique, est marquée au premier plan par l’existence de troubles du comportement. L’incertitude concernant la nature des lésions histologiques sous-jacentes a souvent tempéré le bien-fondé de l’unité de ce concept.
Actualisation par Rascovsky
En 2011, une actualisation des critères de vc-DFT est proposée par Rascovsky et al. [2] avec, comme pierre angulaire, l’accent sur la survenue précoce de troubles comportementaux prioritaires pour poser un diagnostic : la désinhibition comportementale (perte des convenances sociales, non-respect des règles de conduite automobile, dépenses inconsidérées, désinhibition sexuelle…), l’apathie et l’inertie (perte d’initiative, perte d’intérêt social…), la perte de l’empathie ou de la sympathie (émoussement affectif, indifférence…), les persévérations, les idées fixes, les comportements stéréotypés (tics, collectionnisme, bruxisme…) et enfin, les troubles du comportement alimentaire. L’association de trois de ces symptômes est nécessaire et suffisante au diagnostic de possible DFT.
Formes frontières
Vingt-cinq ans après les critères de Neary, le concept de DLFT ne cesse d’être étudié et il existe encore de nombreuses inconnues et des cas d’errance diagnostique, particulièrement avec certaines pathologies psychiatriques.
Il a notamment été décrit des formes phénocopiques [3], formes frontières avec les pathologies psychiatriques. Ces patients présentent des symptômes comportementaux similaires à ceux des patients vc-DFT, mais avec une progression lente ou minime des déficits cognitifs. De plus, cette variante est caractérisée par une imagerie neurologique normale [4]. Le terme de phénocopie de vc-DFT (ph-DFT) a été choisi, car ce sous-type de DFT semble « copier » le phénotype observé dans la vc-DFT. Le fonctionnement exécutif, la cognition sociale et la mémoire épisodique ont tendance à être préservés dans la ph-DFT. Il a été montré quelques cas en lien avec une mutation C9ORF72 mais, néanmoins, le concept demeure assez flou [5].
Si l’on se place du côté de la psychiatrie, du fait du jeune âge des patients, il est rarement évoqué une pathologie neurodégénérative en première intention face à des troubles comportementaux survenant en présenium (l’âge de début de la DFT se situant aux alentours de 55 ans). Les symptômes précoces neurologiques comportementaux recouvrent le champ de la psychiatrie et, de ce fait, la plupart des patients ayant une DFT sont souvent évalués la première fois en psychiatrie et 55 % ont eu un diagnostic psychiatrique [6].
C’est pourquoi il est important d’avoir en tête ces diagnostics « frontières » pour les psychiatres, les psychologues, les neurologues, et de travailler en partenariat.
Certains éléments de l’anamnèse peuvent aider de même que les explorations complémentaires. L’apport des examens complémentaires a été bien détaillé dans les travaux récents du consortium neuropsychiatrique international pour l’étude de la DFT qui a conduit aux premières recommandations pour aider les cliniciens à différencier les deux diagnostics : DFT et troubles psychiatriques primaires [6].
L’apport de l’anamnèse et des inventaires comportementaux
Le recueil soigneux de l’anamnèse, du récit de vie et des antécédents est capital dans la démarche diagnostique d’une DFT. À ceci s’ajoutent les échelles comportementales permettant un entretien semi-structuré. L’échelle DAPHNE par exemple est une aide au diagnostic différentiel et il a été montré son pouvoir discriminant entre un patient vc-DFT et un patient bipolaire [7].
L’apport de la neuropsychologie
Elle n’est plus à démontrer, avec l’étude des fonctions exécutives et de la cognition sociale. Les fluences verbales, le test de Hayling, le Stroop, le TMT A et B sont très utilisés. En effet, si ces fonctions peuvent être altérées chez les patients psychiatriques, la persistance et l’aggravation d’une telle atteinte, alors même que les symptômes psychiatriques s’améliorent avec la prise en charge, sont en faveur d’une DFT [8].
La cognition sociale
Concernant la cognition sociale, le test de reconnaissance faciale d’Ekman est très utilisé pour le diagnostic de DFT, mais les études sont contradictoires concernant sa capacité de discrimination entre patients vc-DFT et les patients psychiatriques [7, 9]. Selon une méta-analyse, les troubles de cognition sociale semblent plus sévères chez les patients DFT [10], mais à l’échelon individuel, en pratique clinique, cela ne permet pas de trancher.
En conséquence, le profil cognitif pouvant être tout à fait normal dans la DFT au stade débutant et les travaux robustes sur les performances cognitives des patients psychiatriques étant rares, une grande prudence est de mise vis-à-vis de l’interprétation des bilans neuropsychologiques.
L’apport de l’imagerie
Concernant l’imagerie, une IRM encéphalique est largement réalisée dans le cadre du bilan diagnostique d’une suspicion de DFT. À l’inverse, l’IRM n’est pas toujours réalisée devant un tableau psychiatrique. Il serait sans doute souhaitable que cela soit proposé de manière plus systématique, pour diminuer les errances.
Concernant l’imagerie fonctionnelle, son interprétation est délicate dans les cas frontières neuropsychiatriques. En effet, une hypofixation est peu spécifique lorsqu’on étudie des cohortes de patients psychiatriques avec 40 % de patients ayant des imageries pathologiques [11]. À l’inverse, une stricte normalité ne permet pas d’exclure formellement une DFT. Cela a été montré dans des cas de DFT génétiquement prouvés [12].
Il est donc conseillé en cas de doute diagnostique de contrôler l’imagerie après quelques mois d’évolution.
L’apport de la biologie
On connaît maintenant de longue date l’intérêt du dosage de la combinaison de biomarqueurs dans le LCS (amyloïde, tau, P tau) afin de distinguer les pathologies Alzheimer des pathologies DFT. Concernant le diagnostic différentiel entre DFT et pathologies psychiatriques primaires, le dosage des neurofilaments est en train de passer progressivement en dosage de routine dans beaucoup de centres. Les neurofilaments sont des éléments essentiels du squelette des neurones et témoignent d’une neurodégénérescence lorsqu’ils sont dosés en grande quantité dans le sang ou le LCS. Ils sont une aide pour différencier les patients DFT des patients ayant une pathologie psychiatrique [13]. Notamment, leur absence d’évolutivité au cours du suivi est un élément important.
L’apport de la génétique
L’importante hétérogénéité des DFT est due à la diversité des gènes et protéines impliqués. Des antécédents familiaux de troubles cognitifs sévères sont retrouvés chez 30 à 50 % des patients atteints de DFT. Il est recommandé face à un tableau clinique de forme frontière neuropsychiatrique de faire au minimum une recherche de mutation C9ORF72 [6] . En effet, si les présentations cliniques les plus connues sont la DFT ou la SLA ou bien l’association des deux, il a été montré que des troubles psychiatriques prodromaux isolés sont aussi possibles [14].
Ceci plaide d’ailleurs pour une intrication neuropsychiatrique dans certains cas avec à la fois une pathologie psychiatrique sous-jacente et une pathologie vc-DFT surajoutée.
Ceci est d’ailleurs l’une des grandes causes d’errance diagnostique. La question qui demeure entière est celle de la causalité du trouble psychiatrique dans ces cas de DFT surajoutée. Si cela est bien décrit pour la mutation C9ORF72, il reste encore beaucoup à découvrir sur ces formes intriquées.
Cas clinique
Mr X, âgé de 56 ans, est vu en consultation mémoire en 2019. Il était engagé dans la légion étrangère et a ensuite travaillé comme employé de mairie. Il est marié et a 3 enfants. Il n’a pas d’antécédents familiaux notables. Au plan personnel, on note une HTA et un diabète. Il a également présenté en 2017 un épisode de confusion ayant nécessité une hospitalisation en réanimation du fait d’une hyponatrémie à 119 mmol/l en lien avec une potomanie.
Il est traité depuis par olanzapine, cyamémazine (Tercian®) et également metformine, alfuzosine, périndopril et Kardegic®.
Il présente depuis environ 3 ans des modifications comportementales avec à la fois une apathie et un dés-intéressement pour certaines activités et une désinhibition verbale (familiarité envers des inconnus avec propos personnels abordés) et comportementale (se nettoie les organes génitaux dans la cuisine). Il a de nombreuses conduites répétitives concernant son hygiène corporelle (se brosse les dents de 5 à 6 fois par jour, mais également plus récemment, comme décrit ci-dessus, se lave dans la cuisine). On note aussi un collectionnisme des éléments en lien avec l’armée (porte toutes ses médailles sur son béret et son écharpe), mais ceci semble ancien.
Il est également rapporté une appétence pour les sucreries avec prise de 4 ou 5 kg ces derniers mois, mais aussi la persistance d’une potomanie (plus de 4 litres d’eau par jour) et ce, malgré son séjour en réanimation en 2017.
Le bilan neuropsychologique montre une baisse d’efficience assez globale, non spécifique, touchant toutes les sphères cognitives. La reconnaissance des émotions faciales n’est pas normale.
L’IRM encéphalique montre une atrophie corticale modérée diffuse. La scintigraphie cérébrale montre une hypofixation corticale minime fronto-pariétale gauche, assez peu étendue (Fig. 1). Le dosage des marqueurs amyloïde, tau et P tau dans le LCS est normal.
Il est conclu après concertation neuropsychiatrique à une possible maladie neurodégénérative de type dégénérescence frontotemporale comportementale selon les critères (probable si l’on tient compte des résultats de la scintigraphie) sur un terrain psychiatrique de type trouble de la personnalité avec antécédent de troubles de l’adaptation, sans trouble de l’humeur caractérisé (et notamment pas d’hypomanie ou de dépression active cliniquement au moment de l’évaluation).
L’imagerie fonctionnelle est contrôlée par un PET scanner 1 an plus tard qui s’avérera normal. Il est perdu de vue et nous est réadressé en 2023. Il a la même présentation clinique. Les bilans neuropsychologiques montrent une stabilité des troubles. Une IRM encéphalique confirme une atrophie corticale diffuse modérée. Le dosage des neurofilaments dans le LCS est normal à 350 pg/ml. Une pathologie psychiatrique décompensée paraît donc le diagnostic le plus probable après plus de 7 ans d’évolution.
Figure 1 – Hypofixation corticale minime fronto-pariétale gauche, assez peu étendue, sans spécificité certaine.
Conclusion
Le diagnostic différentiel entre la DFT et les troubles psychiatriques demeure un challenge complexe. Chaque spécialité voyant le patient avec son prisme, il y a intérêt à développer les collaborations et avoir une approche transdisciplinaire entre neurologues et psychiatres connaissant bien ces maladies. Il faut également garder à l’esprit que le suivi et le renouvellement des explorations complémentaires permettent dans la plupart des cas de trancher, même si le mystère demeure entier pour certaines intrications neuropsychiatriques.
Les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt.
Bibliographie
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