Neurologies : Bonjour Pr Agid. Merci de nous accueillir dans cet Institut du cerveau que vous avez contribué à fonder. Nous sommes ravis pour la revue Neurologies de partager votre grande expérience de la neurologie.
Yves Agid : Merci beaucoup pour cette invitation. C’est avec grand plaisir que quelqu’un qui a eu une expérience de praticien et de recherche puisse dire ce qu’il pense, ce qui ne veut pas dire que ce que je vais dire est formidablement important !
Vous avez été l’un des premiers à aller vers la recherche fondamentale, tout en gardant une activité clinique. Pouvez-vous nous dire en quoi cette démarche vous semblait importante à l’époque et en quoi elle l’est toujours ?
Je me suis orienté assez rapidement vers la neurologie, parce que je trouvais qu’en médecine, ce qui était le plus intéressant, c’était les fonctions mentales, donc la psychiatrie pour ce qui concerne leur dysfonction. Mais en neurologie, il y a des lésions, des pertes de cellules nerveuses qui font qu’on peut faire des corrélations. C’est pour ces raisons que, finalement, je suis devenu neurologue. À ce moment-là, dans les années 1960-70, les neurologues étaient des cliniciens purs. Les cliniciens connaissaient bien le fonctionnement du système nerveux, mais surtout jusqu’au cou. Au-dessus, on ne savait pas grand-chose sur les fonctions mentales. La force de la discipline de la neurologie française était de faire des corrélations anatomocliniques. Autrement dit, on regardait ce qui se passait post-mortem et on faisait des corrélations. Il y a toute une littérature clinique qui dépendait beaucoup de la technologie, donc de la qualité des microscopes. Les neurologues étaient d’excellents histologistes. Par exemple, le professeur Escourolle et son école1, qui elle-même dérivait de la grande neurologie clinique d’avant la guerre.
Mais cela me paraissait insuffisant. J’avais remarqué que les histopathologistes regardaient les stigmates histologiques, mais peu les pertes cellulaires et leur nature. On cherchait des marqueurs post-mortem des maladies et c’était très utile : toute ma génération a appris la neurologie ainsi. Cependant, à partir du moment où on voulait trouver le substratum des symptômes, qui étaient assez bien décrits, et identifier les mécanismes des maladies, il fallait aller plus en profondeur. En gros, pour expliquer les symptômes, il fallait connaître les circuits cérébraux, et identifier les systèmes de neurones dysfonctionnels pour faire des corrélations entre les altérations des circuits de neurones et les symptômes observés. On ne savait rien des maladies, comme la sclérose en plaques, la sclérose latérale amyotrophique ou la migraine. Il m’apparaissait évident qu’il fallait compléter ces travaux par de la biochimie et de la neuroanatomie fine afin de comprendre les bases neuronales des symptômes. Il était non moins évident que pour comprendre les mécanismes de ces affections, la discipline reine était la biologie cellulaire (qui combine l’analyse des cellules et l’analyse moléculaire).
Il fallait faire en neurologie ce que les endocrinologues avaient fait pour le diabète : les diabétologues connaissent la biochimie du diabète. Je me suis donc dit qu’il fallait faire de la biochimie en neurologie. Je me suis formé au Collège de France pendant 4-5 ans dans le laboratoire de Jacques Glowinski2. J’ai quitté le milieu alors que certains patrons, à l’époque, me disaient « Écoutez, mon cher Agid, vous n’êtes pas mauvais comme interne, mais il faut que vous choisissiez, soit vous faites de la recherche, soit vous faites de la clinique ». J’ai quitté le palais du cerveau où il y avait une très bonne formation clinique, mais très peu de recherche. À partir des années 1970, j’ai fait de la recherche jusqu’en 1976 où j’ai passé une thèse de sciences. C’était l’époque des neurotransmetteurs, mais on ne connaissait pas du tout les voies neuronales et leur caractérisation biochimique. On connaissait la voie pyramidale, les grands neurones qui venaient de la moelle et qui allaient vers le cortex en passant par le thalamus. Mais on ne connaissait pas, par exemple, la petite autoroute nigrostriale dopaminergique qui comprend 1 million de neurones. C’est peu pour un cerveau humain qui comprend près de 100 milliards de neurones… C’est pourtant le dysfonctionnement de ces quelques neurones qui est, pour l’essentiel, à l’origine des symptômes de la maladie de Parkinson. Aujourd’hui, les méthodes morphologique, biochimique, physicochimique, ont fait des progrès tellement extraordinaires qu’on peut mesurer à l’échelle d’une cellule les différentes protéines, la plupart des métabolites, la composition de l’ADN, qui assurent le fonctionnement des cellules nerveuses.
Comment voyez-vous l’avenir pour la recherche en neurologie et en psychiatrie ?
La psychiatrie, c’est difficile. Les psychiatres sont d’excellents cliniciens, mais la recherche piétine, et l’on sait pourquoi. En psychiatrie, quand on observe le cerveau malade, post-mortem, on ne voit pas de lésions. Par conséquent, il n’y a aucune corrélation possible avec les symptômes cliniques observés in vivo. Aujourd’hui, c’est le moment de faire de la psychiatrie moléculaire. Mais encore faut-il avoir les pièces anatomiques. L’avenir de la neurologie et de la psychiatrie, pour moi, c’est la même chose avec des malades différents, mais des méthodes identiques. Il faut faire de la physiopathologie : voir les malades en comprenant ce qu’il se passe dans leur cerveau. Sans cela, on ne trouvera jamais de nouveaux médicaments et on n’inventera pas de nouvelles méthodes de prise en charge. Il y a environ 70 ans, on a trouvé des médicaments pour supprimer les délires, d’autres pour supprimer les attaques de panique, d’autres encore pour améliorer les dépressions. Mais on n’a fait aucun progrès médicamenteux depuis, ou très peu. Comment voulez-vous inventer de nouveaux procédés thérapeutiques sans comprendre ce qu’il se passe dans le cerveau des malades ?
C’est fondamental de former la nouvelle génération de neuropsychiatres à une bonne connaissance de la physiopathologie. Ce qui suppose une formation mixte des médecins universitaires, internes, chefs de clinique et futurs professeurs. Faire des essais thérapeutiques, c’est de la méthodologie : très technique, tout à fait estimable et très importante, qu’il faut faire très bien. Mais ça n’a rien à voir avec la recherche, dont ce n’est pas du tout l’esprit. Or cet esprit scientifique est très difficile à mettre en œuvre. Pourquoi ? Parce qu’en tant que clinicien, on a une vision finaliste des choses. On se retrouve en consultation ou dans une salle d’opération avec des malades, on ne peut pas leur dire : « Bon je vais réfléchir quelque temps, puis je reviendrai pour voir ce qu’on peut faire. ». On a une obligation de faire. On peut se tromper, et il est normal qu’on se trompe, mais il faut que quelqu’un prenne une décision pour arriver à quelque chose.
Alors qu’en science, la vision est plus déterministe. On a le temps et on se pose des questions, on a des hypothèses, etc. C’est assez difficile de concilier les deux approches.
Il faut faire attention quand on fait de la recherche à ne pas la faire trop finalisée, parce qu’on risque d’oublier les concepts. Il ne faut pas non plus que les médecins oublient qu’ils ont affaire à des êtres humains et qu’on va faire de la recherche avec eux. C’est pour ça d’ailleurs qu’on avait créé des centres d’investigation clinique : des structures épatantes où les scientifiques et les médecins peuvent entrer en synergie pour résoudre les questions fondamentales de prise en charge des malades, dans les meilleures conditions éthiques.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune interne qui se destine à la neurologie ?
Je vais répondre de deux manières. La première est pratique. Ce n’est pas facile de commencer un cursus médical. Ça n’a pas changé depuis “mon” temps. Le cursus des études médicales est toujours le même, avec un concours d’entrée, qui est obligatoire, mais stupide — il faut bien le dire — et un internat qui est moins stupide, mais enfin… Aujourd’hui, je referais ce que j’ai fait. Malheureusement, si on veut faire une carrière universitaire, c’est-à-dire enseigner la médecine, je crains qu’il soit nécessaire d’avoir un double cursus de médecin neuropsychiatre et de chercheur.
La deuxième réponse est plus théorique. C’est de réformer les études médicales, et d’une manière plus générale, réformer l’université. L’université devrait prendre exemple sur ce qu’il se passe à l’étranger, aux États-Unis, dans les pays anglo-saxons. La nôtre est assez peu efficace, il faut bien le dire. Ça n’a rien à voir avec les universitaires, mais plutôt avec leur structure et leur gouvernance. Les raisons sont financières, mais dépendent aussi de la structuration de l’université. Pour résumer : si on veut être un bon médecin, il faut avoir été bien formé. Pour cela, il faut un enseignement de haut niveau. Et pour ça, il faut qu’il y ait de la recherche d’excellence. Parce que, en recherche, comme en médecine, si on est formé par les meilleurs, on ne devient peut-être pas le meilleur, mais on devient assez bon. Donc le grand problème, c’est la formation physiopathologique des médecins.
Vous nous recevez à l’ICM dont vous êtes l’un des fondateurs, comment est venue l’idée de sa création ?
Quand je suis revenu après mes années de recherche au Collège de France, à ma grande surprise, je pense, rétrospectivement, que j’apparaissais comme un élément indispensable. Parce que François Lhermitte et Paul Castaigne3 avaient compris que, à l’image de ce qui se faisait aux États-Unis, il fallait faire de la recherche. On m’a donné un petit bureau qui faisait un mètre de large et un petit bout de paillasse, j’avais piqué des pipettes, avec la complicité de Jacques Glowinski, puis j’ai commencé. C’est vrai qu’en 2005, quand j’ai quitté la direction du laboratoire, cette unité Inserm était devenue une grosse machine, il y avait une centaine de personnes.
La recherche médicale, ce n’est pas tout à fait comme la recherche scientifique. La recherche faite par un médecin qui connaît la science, ce n’est pas la même que celle qui est faite par un docteur ès sciences pures. Le docteur ès sciences veut faire une découverte, il prend son temps, parce qu’il faut qu’il trouve des trucs complètement nouveaux. Moi je voulais monter une école de médecine, non pas une école avec un grand « É », je n’avais pas cette prétention, mais je disais en tant qu’universitaire qu’il fallait faire de la recherche en médecine pour former les gens. C’est une recherche qui est relativement finalisée, mais pas trop quand même, parce que si elle est trop finalisée, cela devient une recherche appliquée : ce n’est plus de la découverte, ce n’est plus de la recherche, cela devient de l’innovation. L’innovation c’est plus facile : améliorer l’existant, ce n’est pas pareil que de mettre à jour des choses qu’on ne connaît pas, c’est moins risqué.
J’ai été le dernier neuropsychiatre (1973), puisque les deux disciplines se sont séparées après. Ma surveillante générale, quand elle a pris sa retraite, m’a rappelé qu’à l’occasion de sa prise de fonctions dans le bâtiment de neurologie de La Salpêtrière, j’avais fait un petit arrosage. Devant nous il y avait le pavillon Chaslin, un pavillon de psychiatrie. J’avais dit comme ça, sans prétention, un peu pour rire : « Là on va construire un institut de neurosciences. » J’ai essayé plusieurs fois pendant toute ma carrière. Les gens disaient « Oui, on va vous construire ça », mais il ne s’est rien passé. Et puis quand j’ai eu quelques responsabilités à l’Inserm vers la fin des années 1998, Claude Griscelli, qui en était le directeur général, a mis un peu d’argent pour construire cet institut de neurosciences. Ensuite, en 2003-2004, avec la complicité de quelques amis, Gérard Saillant, Jean Todt, Serge Weinberg, Maurice Lévy, Luc Besson et quelques autres, on a trouvé des financements que je n’avais pas réussi à trouver, probablement parce que j’avais une vision très « publique » de la chose. Grâce à eux, on a fait une fondation privée d’utilité publique, comme l’Institut Pasteur ou l’Institut Curie. La force de cet institut de neurosciences, c’est qu’on y fait de la recherche publique, mais avec, en partie, des fonds privés.
Dans le laboratoire que j’avais monté, il y avait quatre groupes : un qui faisait de la recherche clinique ; une partie physiologique, dont la mission était de comprendre l’origine des symptômes sur des modèles expérimentaux ; une partie de biologie cellulaire ; et une autre de biologie moléculaire pour aborder la pathogénie des maladies neurodégénératives. L’Institut du cerveau a ouvert en 2010, comprenant maintenant plus de 800 personnes, c’est mon laboratoire en homothétie, en plus grand. Il y a une partie clinique avec un centre d’investigation clinique et un incubateur de start-ups, ce qui permet une ouverture vers l’industrie. Il y a surtout une recherche fondamentale, physiologique, cellulaire et moléculaire. Et même, de plus en plus une ouverture physicochimique.
Dans votre carrière neurologique, quels sont les changements, concrets ou conceptuels, qui vous ont le plus marqué et comment voyez-vous l’avenir ?
Dans le passé, comme je le disais, ce qui manquait, c’était la recherche « fondamentale ». Or, le succès de la recherche scientifique dépend de plusieurs éléments.
D’abord la puissance des méthodes. C’est pour ça que, dans mon labo, on a monté successivement le dosage des neurotransmetteurs, l’immunocytochimie, l’hybridation in situ, la biologie cellulaire, les cultures de cellules, l’imagerie, puis la biologie moléculaire. Lorsque nous avons pu acheter un puissant microscope électronique, nous avons pu montrer, pour la première fois au monde, la mort cellulaire programmée dans le cerveau de l’homme. À l’ICM, la force tient à la capacité de disposer d’instruments les plus modernes qui permettent d’être en avance dans la compétition mondiale.
La deuxième chose, c’est le contexte, c’est-à-dire qu’il faut s’instruire. J’ai commencé à faire de la recherche à 31 ans. Ça suppose de lire, lire, lire, s’instruire, aller dans les colloques, etc. Très rapidement, j’ai compris qu’il fallait être international, donc de s’exprimer en anglais, de façon à être connu en Scandinavie, en Europe, et surtout aux États-Unis. Il restait à trouver une voie de recherche originale. C’est ainsi que, dans mon labo, on a commencé à travailler sur le cerveau humain post-mortem en faisant de la biochimie. Il y avait un exemple, Oleh Hornykiewicz4, qui avait montré sur deux malades parkinsoniens un déficit de dopamine striatale. Ça a été le début d’une affaire qui a permis l’avènement de la L-dopa dans le traitement de cette maladie. Donc oui, la littérature, l’histoire, la philosophie des sciences.
Le troisième élément, c’est la personnalité des gens. Certains sont doués pour faire de la recherche, d’autres pas. Il faut avoir plein de qualités, qui se mélangent de manière complexe : la motivation, l’imagination, la qualité de raisonnement, la flexibilité aussi, le plaisir, la sensibilité, tous ces éléments qui peuvent se conjuguer, chacun à leur manière. Il y a des gens qui sont plus doués que d’autres. Mais il reste une question fondamentale. J’ai connu plein de bons chercheurs, mais qui ne se posaient pas vraiment la bonne question. Et plus la question est importante, plus on prend de risques. C’est l’un de mes amis philosophes qui me disait : « c’est comme un paléontologue qui creuse sur la colline pendant des années… il ne trouve rien. Malheureusement, ce n’était pas la bonne colline ». Donc il ne faut pas avoir peur de prendre des risques. On avance par essais et erreurs. Dans notre unité Inserm, la réussite fut le résultat du recrutement d’excellents chercheurs, comme France Agid, Alexis Brice, et bien d’autres.
Pour moi, l’avenir, dans le domaine, c’est la psychiatrie. Actuellement, mes collègues psychiatres font de la recherche essentiellement sur les malades, c’est-à-dire avec des méthodes de neuroradiologie, d’électrophysiologie, etc. Il faut faire en psychiatrie ce que l’on a fait en neurologie, c’est-à-dire couper des cerveaux, regarder ce qui s’y passe. Et aujourd’hui avec les méthodes que l’on a, à l’échelle cellulaire de biologie moléculaire et cellulaire, c’est le moment de le faire. Le problème, c’est qu’on ne fait plus beaucoup d’examens post-mortem parce que la loi a changé. Je ne vais pas critiquer, mais enfin, c’est catastrophique pour l’instruction, l’éducation des médecins en général, mais surtout pour les neurologues et les psychiatres ; si on ne fait pas ça, ça va continuer comme avant.
Il y a deux types de maladies aux conséquences sociétales particulièrement dramatiques. Les premières sont les maladies génétiques du petit enfant, où il y a quand même eu pas mal de progrès. Il faut continuer, à mon avis, en développant beaucoup plus l’embryologie. Je pense que l’avenir, c’est la neurobiologie du développement. Et la deuxième chose, peut-être plus importante encore à cause des questions sociopolitiques et économiques que ça pose, c’est les maladies de « l’âgé ». Les deux grands types de troubles des sujets âgés sont les troubles de l’équilibre et de la marche et les troubles cognitifs de type Alzheimer. Je pense qu’on fonce à côté depuis 30 ans — c’est encore une fois la mauvaise colline — en ne cherchant à éliminer que les stigmates histopathologiques, dont on a beaucoup de raison de penser qu’ils sont la conséquence de la mort cellulaire. Il faut aller voir ce qu’il se passe dans la colline d’à côté ! Le problème c’est qu’il n’y a pas de différence certaine entre une maladie d’Alzheimer et un vieillissement normal. Il y a des différences, évidemment, ce ne sont pas les mêmes signes cliniques, pas les mêmes lésions, etc. Mais je pose la question : est-ce que les centenaires n’ont pas toujours des petits troubles de l’équilibre, des troubles de mémoire ? Est-ce que finalement le vieillissement cérébral normal qui aboutit à avoir quelques trous de mémoire, ce n’est pas en fait une maladie neurodégénérative particulièrement lente ? On peut le dire autrement : est-ce qu’une maladie d’Alzheimer, ce n’est pas une sorte de vieillissement « normal » prématuré, exagéré ?
C’est une question fondamentale pour l’avenir de la société, surtout quand on entend un certain nombre d’abrutis qui envisagent de faire vivre les gens pendant 1 000 ans, de greffer des cerveaux, etc. Non seulement ça pose des questions éthiques considérables, mais en plus, il ne faut pas confondre un cerveau avec une prostate, c’est quand même un milliard de fois plus compliqué. On ne peut pas transposer ce qui est vrai à la périphérie, comme pour le cœur, le foie, la prostate, la vessie, la rate, etc., au cerveau. On pourra changer un pancréas, on peut faire des greffes cardio-pulmonaires, mais pour le cerveau, on n’y est pas du tout. C’est impossible. Et quand on dit qu’on va mettre des processeurs pour rétablir des mémoires, on ne se rend pas compte de la complexité de l’organisation physiologique, des multiples fonctions de mémoire. Combien de désillusions depuis une cinquantaine d’années ! Par exemple, en 1982, Anders Björklund5 et son école à Lund (Suède) ont commencé à faire des greffes de cellules embryonnaires dopaminergiques chez le rat. Ça a été transposé chez le patient parkinsonien, pour un système où cela pouvait se concevoir. Parce que ces neurones dopaminergiques, c’est d’une simplicité élémentaire. Mais ça ne peut pas marcher ainsi. Ces maladies sont beaucoup plus compliquées qu’on ne pense, par leur extension, par leur mode évolutif, par les cellules touchées, etc. Après quelques succès ici, et là, ce fut un échec. C’était un effort de recherche formidable qu’il fallait faire. Mais quand j’entends qu’on va mettre des processeurs dans un cortex cérébral, alors que dans un millimètre cube de tissu, on a un demi-milliard de connexions nerveuses, je pense qu’on joue à l’apprenti sorcier.
Autre problème que je trouve très intéressant, c’est celui du vieillissement du cerveau avec ces petites « tâches » qu’on voit apparaître avec l’âge dans la substance blanche : la leucoencéphalopathie vasculaire qui affole les malades quand ils la voient mentionnée sur le compte rendu. On ne sait pas très bien ce que c’est. Le vieillissement de chacune des composantes du cerveau : les capillaires ; les neurones, qui sont tous différents les uns des autres ; les cellules non neuronales, différentes les unes des autres et d’une importance considérable. On ne parle jamais du tissu interstitiel : que se passe-t-il entre les cellules ? C’est comme dans une ville, on a les bâtiments, disons que ce sont les cellules, et tout se passe dans la circulation, dans les rues, les boulevards, les campagnes. Je crois qu’il faut quitter cette vision parcellaire du fonctionnement cérébral, en considérant le cerveau comme un « milieu cérébral intérieur », à la manière de Claude Bernard. Il faut se rappeler que parmi les organes, notre cerveau est une machine « vivante », les connexions nerveuses se font et se défont par millions toutes les secondes, et aussi une machine « pensante », qui produit des pensées et des émotions en fonction d’un code physicochimique que l’on ne comprend pas encore.
J’ai été élevé par mes patrons dans le respect de la méthode anatomoclinique héritée de Charcot. Est-ce qu’on n’est pas en train de passer de l’ancienne méthode anatomoclinique à quelque chose de beaucoup plus subtil, notamment avec l’étude des connexions entre les aires cérébrales, des réseaux ?
Tu as parfaitement raison. L’étude des connexions nerveuses par neuro-imagerie chez le malade permet de voir le dysfonctionnement de certaines grandes voies neuronales. Mais, c’est encore très grossier, même si c’est très joli. L’autre méthode consiste à analyser le dysfonctionnement des circuits de neurones par neuroanatomie biochimique, et de voir ainsi l’ensemble des connexions nerveuses et leur nature. C’est ce que faisait Charcot, qui était un physiologiste, probablement inspiré par les scientifiques de l’époque, Brown-Séquard, Vulpian, etc. Même quand il parlait d’hystérie, il raisonnait en physiologiste. Le patient a des symptômes qui sont tellement extraordinaires qu’on les voit tout de suite, mais pourtant le système nerveux est intact. Comment expliquer ça ? On peut donner une explication psychanalytique, mais elle n’a jamais reçu l’ombre d’une preuve. Aujourd’hui, ce genre d’explication n’a plus aucun sens parce que l’on connaît les circuits qui sont à l’origine de ces symptômes.
Charcot parle même de « déficits fonctionnels. »
Oui, c’est ça. C’est-à-dire que les systèmes ne fonctionnent pas, mais ils sont intacts. Donc c’est un physiologiste. Et je n’oserais pas dire que je suis un continuateur de Charcot, mais tous ceux qui ont fait de la recherche en neurologie font ce qu’il a fait.
Le deuxième aspect de ta question, c’est effectivement qu’on ne peut plus raisonner simplement de manière mécanistique, avec des circuits linéaires comme la voie pyramidale — encore que la voie pyramidale, c’est d’une complexité qu’on n’imagine pas — mais là, en effet, il y a de nouveaux concepts. Lesquels ? Le premier, c’est qu’un neurone n’a pas de fonction en soi, il n’a pas la responsabilité de créer un langage ou un souvenir ou une émotion. C’est l’ensemble des neurones, l’ensemble des cellules nerveuses, qui le font. Deuxièmement, c’est que les neurones sont groupés en modules, c’est-à-dire tout un ensemble, comportant des millions de neurones qui sont interconnectés les uns aux autres de manière extrêmement complexe. Et ces modules, finalement, de manière probabiliste (ces modules sont statisticiens) vont donner une réponse sélective. Par exemple, au sein d’un ensemble de neurones aux fonctions différentes, c’est la « somme algébrique » de l’ensemble qui va donner une réponse comportementale précise.
Le troisième point, et c’est le plus important, c’est comment la matière produit de la pensée. Je le dis, de manière grossière, comme si on était dans un cours élémentaire de philosophie ! Le cerveau est une machine vivante, qui bouge, etc. Elle reçoit des informations par les cinq sens, par exemple une image, et puis ces perceptions sont transformées dans le cerveau, puis il y a une réponse. Bref, ce cerveau est une machine vivante en lien avec l’environnement qu’il modifie et dont il reçoit des informations. C’est donc une machine vivante en dérivation sur l’environnement. Si je prends l’exemple de la vision ; je vois un crayon, l’image arrive sur ma rétine, se transforme en électricité, ça arrive dans mon cortex occipital, ça passe par plusieurs étapes qu’on connaît assez bien, et puis ensuite, ces perceptions vont d’une manière ou d’une autre, donner soit une réponse immédiate, soit être stockées dans des mémoires. Et là, il se passe quelque chose qui n’est pas complètement compris, mais qui est en fait très simple, c’est la transformation d’une énergie électrique en une pensée, une émotion, une image. Le code physicochimique, qui permet de transformer des impulsions électriques et chimiques en une fonction, n’est pas parfaitement défini. Comment le cerveau, qui n’est que de la matière, produit-il de la pensée qui paraît a priori immatérielle ? C’est un mystère… En fait, pas tellement. Il suffit d’imaginer qu’une pensée n’est rien d’autre qu’une information codée de manière particulière, avec un code physicochimique spécifique par exemple. Dès lors, le cerveau apparaît comme une machine qui reçoit des informations du monde extérieur, qu’il transforme en son sein à l’aide de ce code particulier, pour finir par produire un comportement. Malheureusement, aujourd’hui, la plupart des gens sont encore dualistes, comme si la pensée se promenait en dehors du cerveau, lequel en serait seulement l’instrument… L’avenir est à l’intelligence artificielle, dit-on. C’est certainement vrai, étant donné la puissance de cette méthode. Cependant, les réseaux conçus par les informaticiens sont rigides alors que notre cerveau est malléable. Les progrès de l’informatique permettront certainement de mieux comprendre le fonctionnement cérébral. Avant, il reste d’abord à comprendre comment deux ou quelques neurones arrivent à produire une fonction, comment ça se passe à l’échelle cellulaire ?
Vous avez fait des allusions à l’histoire, à la philosophie, à travers vos liens amicaux avec les philosophes. Qu’est-ce que cette interdisciplinarité ou ce dialogue entre spécialités peut apporter ?
La réponse est très simple : rien ou presque, hélas ! Depuis que je fais de la recherche scientifique, j’ai toujours voulu mêler le nord avec le sud et l’est avec l’ouest, les philosophes avec les scientifiques. Ça ne marche pas : il y en a que ça intéresse, mais c’est difficile de travailler ensemble. Pour réussir, il faut surtout, à mon avis, avoir une double formation. Or, des scientifiques qui ont une bonne formation philosophique, il n’y en a pas ou très peu. D’un autre côté, la faculté des lettres forme des psychologues qui ne connaissent pas grand-chose à la science. Même s’ils lisent de temps en temps quelques notions scientifiques nouvelles, il est très difficile d’échanger avec des spécialistes de sciences humaines et sociales parce que les langages sont différents et encore plus l’état d’esprit. On peut néanmoins se demander comment il est possible de faire de la science sans avoir une réflexion synthétique du monde. Et comment il est possible aujourd’hui de faire de la philosophie sans avoir une robuste connaissance de l’état de la science. Comment voulez-vous qu’on ait une faculté de médecine séparée de la science ? Comment voulez-vous qu’on ait une faculté des lettres qui n’a rien à voir avec les autres disciplines ? Le département des sciences de la vie du CNRS ne connaît rien du département des sciences humaines et sociales. Quand j’étais au Conseil scientifique du CNRS, j’avais appris qu’il y avait un département des sciences humaines et sociales. J’avais demandé : « mais qui s’occupe de ça ? », personne ne savait ! En médecine, on n’a pas d’enseignement de philosophie, pas plus que de psychologie ou d’histoire.
Pour revenir à la discipline de neuropsychiatrie, comment peut-on imaginer former des neurologues sans qu’ils fassent un stage de psychiatrie, un stage d’anatomopathologie, un stage de neurochirurgie ? On forme aujourd’hui des neurologues qui n’ont jamais vu une tumeur cérébrale, qui n’ont jamais vu un malade schizophrène ou atteint d’un trouble obsessionnel compulsif sévère. C’est quand même invraisemblable !
Depuis 15-20 ans, on entend parler d’un système de formation obligatoire. Qu’est-ce qui empêche la mise en place d’une formation postuniversitaire indépendante et de bonne qualité ?
Tout médecin doit avoir une bonne culture médicale et disposer d’un enseignement postuniversitaire. L’enseignement postuniversitaire était réalisé par les laboratoires pharmaceutiques. On leur jette la pierre, à tort. Il y a eu des abus, c’est certain, mais heureusement qu’il y avait l’industrie pharmaceutique – qui est d’ailleurs partie à l’étranger, c’est un autre problème. Aujourd’hui, cet enseignement n’existe plus.
Or, l’État ne sait pas organiser l’enseignement postuniversitaire. Aux États-Unis, les médecins sont obligés d’aller à des colloques, de valider des enseignements. Nous on n’a pas ça, ou insuffisamment. C’est ce qui fait qu’il y a des médecins, qui n’ont aucune idée moderne du fonctionnement cérébral et qui hésitent à prendre en charge des maladies du système nerveux, parce qu’ils trouvent que c’est trop compliqué. Pourquoi ce manque de culture médicale générale pour nos internes et d’enseignement postuniversitaire pour les praticiens ? C’est probablement une question d’argent…
Je crains qu’il y ait des malentendus pour ce qui concerne l’avenir de la médecine de demain. Et ce n’est pas seulement, comme j’entends « l’intelligence artificielle va tout résoudre ! ». L’intelligence artificielle a permis de faire un bond dialectique formidable dans la prise en charge des malades, mais ça n’est qu’une méthode. Donc il faut repenser la formation des médecins, plus particulièrement pour la neuropsychiatrie : un plan sur 30 ans, en s’assurant que les mesures qui sont prises dans 5 ans, donc dans 1 an, donc dans 6 mois, entrent dans le cadre de ce grand plan. Un plan qui n’est pas rigide, bien entendu, un peu comme celui de la grande réforme Debré de 1968. Aujourd’hui, l’organisation de la médecine est devenue inadaptée : il n’y a presque aucune communication entre les CHU et entre les hôpitaux généraux, entre les spécialistes, entre les médecins généralistes. La relation entre le généraliste, le spécialiste, l’hôpital général et le CHU est très insuffisante. De mon temps, on arrivait le matin et on recevait des coups de téléphone des correspondants. Ils disaient : « j’ai un malade je sais plus quoi en faire », c’était résolu en quelques minutes. Maintenant, on a la télémédecine, etc. Profitons-en ! C’est une nouvelle philosophie de la médecine qu’il faut mettre en œuvre. Malheureusement, j’ai l’impression qu’il y a peu de gens qui ont une vision de l’avenir de la neuropsychiatrie en France.
Et en ce qui concerne la maladie de Parkinson ?
Dans les années 1965-70, on découvre un truc qui fait exploser la biochimie du cerveau : l’identification des neurotransmetteurs dans le cerveau, et plus particulièrement de la dopamine. Avec pour conséquence majeure, l’utilisation de la L-DOPA comme traitement substitutif de la maladie de Parkinson. Cinquante ans après, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? Certes, la finesse dans les adaptations, thérapeutiques chez le malade, la mise au point de dérivés dopaminergiques plus ou moins efficaces, surtout la neurochirurgie fonctionnelle, mais seulement dans un pourcentage infime de patients. Cependant, il persiste un hiatus énorme entre la capacité d’assurer le bien-être des malades et ce que l’on sait du dysfonctionnement de leur système nerveux. Sur le plan fondamental, quelles ont été les principales découvertes ? D’abord, le fait que la dégénérescence des neurones dopaminergiques ne représente qu’une petite partie des neurones qui dégénèrent, ce qui explique l’insuffisance d’efficacité du traitement avec le temps en raison de l’apparition d’autres lésions non dopaminergiques. Aussi, la description, tout de même remarquable, des principaux circuits qui sont dysfonctionnant dans cette affection, ce qui explique la variabilité des types cliniques (il n’y a pas une, mais plusieurs maladies de Parkinson). Enfin, l’identification de mutations dans les 10 % de maladies familiales. Cependant, entre la finesse grandissante de la sémiologie clinique et les anomalies cellulaires et moléculaires, il y a un hiatus qui reste à combler. C’est une nécessité si on veut trouver de nouveaux médicaments pour tenter d’éradiquer cette maladie.
Et la neuroprotection ?
La neuroprotection est évidemment le point essentiel. Dans mon laboratoire, on avait identifié une douzaine de facteurs de vulnérabilité des neurones dopaminergiques (le rôle des radicaux libres, des cellules gliales, de l’entrée du calcium, des anomalies de la mitochondrie, l’inflammation, etc.). Le problème est que l’utilisation de médicaments pour compenser l’un de ces déficits n’a pas apporté de résultats satisfaisants. De mon point de vue, il faut envisager des polychimiothérapies, en utilisant plusieurs médicaments à la fois. C’est ce qu’on faisait dans le temps d’ailleurs, comme pour le traitement de la tuberculose ou celui du sida. Pour aller plus loin, il faut revenir à la science fondamentale. Pourquoi ? Tout simplement parce ce que l’on connaît encore très peu de choses de la physiopathologie de la maladie de Parkinson. Pour ce qui concerne les formes sporadiques de la maladie, de loin les plus fréquentes, l’approche scientifique doit être multidisciplinaire, car ces maladies neurodégénératives sont dues à une prédisposition génétique, mais aussi à des facteurs environnementaux. D’où l’importance de combiner des approches de neurobiologie fondamentale, de physiologie, de science du comportement, d’épidémiologie, de sciences informatiques, etc.
1. Raymond Escourolle (1924-1984) a dirigé le service de neuropathologie de la Salpêtrière de 1964 à 1984
2. Jacques Glowinski (1936-2020), chercheur en neurobiologie et en neuropharmacologie, a été professeur au Collège de France
3. Alors chefs de service de neurologie à la Salpêtrière
4. Oleh Hornykiewicz (1926-2020), biochimiste autrichien
5. Andres Björklund, neurobiologiste à l’Université de Lund, Suède